Faculté de l'Hostel-Dieu de Paris
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.



Faculté de l'Hostel-Dieu de Paris
- Royaumes Renaissants -

 
AccueilRechercherDernières imagesS'enregistrerConnexion
Le Deal du moment : -50%
-50% Baskets Nike Air Huarache Runner
Voir le deal
69.99 €

 

 [HRP] Esthétique et soins du corps dans les traités médicaux latins

Aller en bas 
AuteurMessage
Meleagre
Grand Recteur Adjoint
Grand Recteur Adjoint
Meleagre


Masculin Messages : 871
Date d'inscription : 15/01/2013
Duché/Comté : Normandie

[HRP] Esthétique et soins du corps dans les traités médicaux latins Empty
MessageSujet: [HRP] Esthétique et soins du corps dans les traités médicaux latins   [HRP] Esthétique et soins du corps dans les traités médicaux latins EmptyLun 18 Mar - 9:47

Citation :
Esthétique et soins du corps dans les traités médicaux latins

Préambule

Aux derniers siècles du Moyen Âge, les soins de beauté semblent occuper une place croissante dans la pratique médicale, et les auteurs de traités de médecine ou de chirurgie accordent de plus en plus d'importance, sous le nom d'ornatus ou de decoratio, à ce que nous appelons aujourd'hui cosmétique ou cosmétologie. L'Antiquité avait certes légué un certain savoir en matière d'embellissement, mais le haut Moyen Âge s'avère pauvre en traces d'un tel souci, et la cosmétique n'apparaît pas dans la littérature médicale d'Occident avant la fin du XIIe siècle, ou sa deuxième moitié. De cette entrée en scène des soins de beauté, les premiers témoins se trouvent à Salerne, et, à l'origine de ces productions latines d'un genre nouveau, il y a de nouvelles sources, principalement Rhazès et Avicenne, traduits à Tolède par Gérard de Crémone († 1187). L'influence de la médecine arabe en la matière reste certes à évaluer avec précision, mais incontestablement, à partir de cette date, des textes divers, religieux ou profanes, attestent la recherche massive de l'ornatus, que corrobore l'importance du sujet dans la littérature médicale. Or si des médecins s'y intéressent, c'est principalement dans les traités de chirurgiens, spécialistes des opérations manuelles dont relève a priori plus directement « l'ornement », que la cosmétique paraît avoir acquis droit de cité ; parmi ces Chirurgies, celles de Henri de Mondeville et de Guy de Chauliac (XIVe siècle) lui font une large part et retiennent donc ici plus longuement l'attention.


Introduction

À partir du XIIe siècle et jusqu'à la fin du Moyen Âge, les soins de beauté occupent une place croissante dans la littérature médicale, et manifestement aussi dans la pratique, bien qu'il soit clair qu'en matière de soins médicaux, la théorie reflète les actes sans les recouvrir exactement ; les auteurs de traités de médecine ou de chirurgie accordent en effet de plus en plus d'importance, sous le nom d'ornatus ou de decoratio, « ornement, embellissement », à ce que nous appelons aujourd'hui cosmétique ou cosmétologie.

Les Anciens (Pline, Ovide, Tertullien) avaient certes légué un certain savoir en matière d'embellissement, mais cet intérêt pour l'ornatus semble connaître une éclipse au haut Moyen Âge, pour renaître ensuite avec force, ce qui nous incite à examiner plusieurs grandes questions : à partir de quand et pourquoi fut-il jugé utile de mettre par écrit un tel savoir ? Dans quel genre de textes fut-il alors accueilli, et pour quel public ? Sans sacrifier à une mode, il faut aussi se poser la question du rapport entre les sexes autour de la cosmétologie : si ce savoir est traditionnellement attribué aux femmes, voire associé à des prénoms féminins bien précis, sont-elles pour autant le public visé ? N'y a-t-il pas aussi à prendre en compte un public masculin, en d'autres termes une demande des hommes pour ces soins et ces produits ? Deux grands textes du XIVe siècle dans lesquels esthétique et soins du corps occupent une place de choix, la Chirurgie de Henri de Mondeville († v. 1320) et celle de Guy de Chauliac († 1368), constitueront ici notre observatoire privilégié.


L'émergence des soins de beauté

Le haut Moyen Âge s'avère pauvre en traces d'un tel souci, les manuscrits de médecine contenant au mieux des gynecia, des de morbis mulierum, des de pessis, associés parfois au nom d'une femme, « Cleopatra » – mais encore s'agit-il de traités ou de fragments à contenu gynécologique ou obstétrique et non cosmétique. Ces deux domaines, maux du corps féminin et soins du corps, seront certes souvent associés par la suite, mais sans se recouvrir, et à première vue, alors que le monde grec avait vu naître au vie siècle le traité de Metrodora – un traité sur les maladies féminines s'apparentant à un livre de recettes, avec des éléments de cosmétologie, des recettes abortives ou des « trucs » contre frigidité et impuissance –, rien de tel n'exista en Occident avant le xiie siècle.

En revanche, si l'on se situe maintenant aux derniers siècles du Moyen Âge, la cosmétologie apparaît très présente et pas seulement dans le discours médical. Les prédicateurs, tout d'abord, reprennent certes à leur compte, comme Eudes de Cheriton († v. 1246) ou Berthold de Ratisbonne († 1272), les condamnations émises dès Tertullien, mais ils stigmatisent aussi des pratiques précises, ou le rôle joué par les médecins dans l'accès aux soins cosmétiques. Jacques de Vitry († 1240) raconte comment une femme, pour ôter une tache noire de son visage, paya un médecin qui lui donna un jus qui enleva la tache et la peau avec, et dans ses Contes moralisés (1320-1350), Nicole Bozon flétrit le recours à de l'urine d'âne pour faire pousser les cheveux ou l'emploi d'une teinture de noisettes et vin pour prévenir leur chute. De fait, l'homme ayant été créé ad imaginem Dei, toute modification de son aspect est vue comme un péché, et les prédicateurs voient un enchaînement fatal entre fard, fête et luxure – vice éminemment féminin, à les suivre, mais qui n'épargne pas les hommes : Berthold de Ratisbonne au xiiie siècle, comme Jacques de la Marche au xive, condamnent ainsi ceux qui nouent ou tressent leurs cheveux.

Il existe aussi un De ornatu mulierum dans la partie du Roman de la Rose écrite par Jean de Meun à la fin du xiiie siècle. Les conseils prodigués par la Vieille enseignent l'usage des fards, des onguents, des cheveux artificiels, l'art de soutenir une forte poitrine à l'aide d'une pièce de toile, etc. Mais l'information est donnée pour ainsi dire en négatif, et vient après une vigoureuse diatribe : « une femme, aussi longtemps qu'elle vivra, n'aura que sa beauté naturelle [...]. Je dis aussi, pour rendre mes propos plus explicites, que si l'on voulait couvrir un fumier de draps de soie et de fleurettes bien colorées et bien propres, le fumier, qui d'ordinaire est puant, incontestablement, resterait tel qu'il était toujours auparavant ». Où l'on retrouve le thème de l'horreur du corps et de ses entrailles déjà évoqué par les Pères de l'Église, en particulier l'analogie entre femme et sterquilinium formulée, entre autres, par Odon de Cluny († v. 942) : « si les hommes voyaient ce qui est sous la peau, la seule vue des femmes serait nauséabonde ».

Des textes divers attestent donc la diffusion de certains soins de beauté, peut-être dès le xiie siècle, si l'on se réfère par exemple au sirventès du moine de Montaudon, qui donne une liste des fards dont usaient ses contemporaines, ou au Livre des manières d'Étienne de Fougères, composé entre 1174 et 1180, et qui mentionne déjà un dangereux dépilatoire à base de chaux vive. Autant de textes religieux ou profanes stigmatisant la recherche massive de l'ornatus, que corrobore l'importance du sujet dans la littérature médicale.


Nouveaux textes et traductions récentes

On peut dater l'émergence de la cosmétique dans la littérature médicale de la fin du xiie siècle, voire de sa deuxième moitié : elle y prend la forme de recettes, principalement pour la peau et les cheveux, les ongles et les aisselles, qui donnent des formules d'onguents mais aussi de dépilatoires (psilotrum), de cerota (à base de cire), de teintures, etc. On trouve même à l'occasion une recette pro decoratione faciei leprosi ! De très nombreux problèmes sont liés au poil, mais ce sont surtout les cheveux qui retiennent l'attention : on apprend comment nettoyer la tête, comment lutter contre la canitie ou la calvitie, comment même enlever les cheveux, et surtout comment les rendre noirs, longs, doux, frisés, blonds, ou encore blancs ! Le blond roux semble la couleur universellement recherchée, comme le dit par exemple Henri de Mondeville : « la couleur la plus belle, et celle qui plaît le plus aux femmes et aux hommes, est la couleur safran » – un idéal que l'on trouve aussi à la fin du xiiie siècle, dans un contexte certes très différent, dans le Liber de retardatione senectutis de Roger Bacon, et ce bien qu'il indique par ailleurs le moyen de faire pousser des cheveux noirs. Pour atteindre cette couleur de rêve, l'emploi du crocus ou safran est régulièrement prôné, suivant une recette qu'on trouve déjà chez Tertullien (II, 5, 6), et dont le succès ne se dément pas, comme le montre entre autres l'anonyme De ornatu mulierum salernitain.

La pharmacopée mise en œuvre apparaît très étendue, largement végétale mais aussi minérale (sel, sel gemme, sel ammoniac, soufre, orpiment, c'est-à-dire trisulfide d'arsenic, mercure) ou animale (axonges diverses, graisse de cerf, lézard, sangsues, etc.) Mais le plus surprenant, à première vue, est d'une part la prise en compte importante de la mauvaise odeur de certaines parties du corps (nez, dents et bouche notamment, d'où de nombreuses recettes de bains de bouche ou « dentifrices »), et d'autre part la présence, au milieu de formules destinées à blanchir la peau ou blondir le poil, de conseils relevant d'une chirurgie « réparatrice », voire trompeuse : différents moyens de resserrer la vulve ou de faire passer une femme pour vierge figurent dans les De ornatu mulierum au même titre que les recettes De facie dealbanda ou De fetore oris, ce qui s'explique par un lien très fort entre art de la parure et art érotique, faisant de la cosmétologie un prélude à l'acte amoureux.

De cette entrée en scène des soins de beauté, les premiers témoins se trouvent à Salerne, notamment dans les Catholica magistri Salerni, un traité que l'on s'accorde à dater de la seconde moitié du xiie siècle : le liber primus s'ouvre sur un chapitre consacré aux cheveux, exposant différents moyens de les faire pousser, de les rendre blonds ou dorés, de les préparer à mieux recevoir une teinture, et s'achève sur un paragraphe De fetore oris. À la même époque fut également composé à Salerne un De ornatu mulierum proposant maintes recettes relatives à l'épilation, aux soins des cheveux, à l'amélioration du teint et de l'aspect de la peau, aux lèvres et aux dents, et enfin aux parties sexuelles. Ce De ornatu mulierum, le premier texte du genre qu'ait connu l'Occident latin, était indépendant à l'origine mais son histoire rejoint largement, à partir du xiiie siècle, celle du traité (en fait la réunion de trois textes), mis sous le nom d'une hypothétique Trotula, une œuvre à l'histoire compliquée, mais récemment expliquée par Monica Green.

Or, à l'origine de ces productions latines d'un genre nouveau, il y a de nouvelles sources, de nouvelles autorités en la matière, principalement Rhazès (m. 925) et Avicenne (m. 1027), traduits à Tolède par Gérard de Crémone († 1187). Dans le Liber Almansoris de Rhazès, en dix livres, le 5e est consacré à la cosmétique ; quant au Canon d'Avicenne, le dernier chapitre de son 4e livre, consacré aux maladies qui affectent tout le corps, traite de cosmétologie, notamment des maladies des cheveux et des ongles. La diffusion de ces traductions fut rapide : l'usage du Liber ad Almansorem dans le Trotula serait l'un des premiers témoignages sur sa circulation, et dès le Régime du corps d'Aldebrandin de Sienne, composé avant 1257, l'influence de ces auteurs arabes est très sensible dans la place accordée à la cosmétique : comme l'ont noté en effet les éditeurs de ce Régime, les chapitres « des cheveux », « des oreilles », « du visage », « du foie » et « du cœur » se retrouvent presque intégralement dans le Canon ; le chapitre consacré aux yeux emprunte à la fois à Avicenne, à Ali ibn al-‘Abbas al-Magûsi et à Rhazès ; quant à l'hygiène des dents et des gencives, elle est reprise du Canon et d'al-Magûsi. L'influence des auteurs arabes reste certes à évaluer avec précision, car si l'on est frappé par le nombre de procédés prêtés aux musulmanes dans le De ornatu mulierum, il faut aussi relever des manques, liés à des différences dans l'esthétique propre aux cultures orientale et occidentale : rien ne semble avoir ainsi été retenu en Occident, par exemple, sur l'art de se teindre les cheveux au henné ou de souligner le regard avec du noir.


Les sources de Guy et Henri

Quoi qu'il en soit, à partir du xiiie siècle, la cosmétique paraît avoir acquis droit de cité dans maints traités de médecine, principalement des Chirurgies, ainsi celle de Lanfranc, achevée en 1296, et surtout celles de Henri de Mondeville et de Guy de Chauliac. Les soins de beauté intéressaient-ils pour autant exclusivement les chirurgiens ? Des médecins aussi manifestent un tel souci : Taddeo Alderotti († v. 1295), par exemple, inclut de nombreuses préparations cosmétiques dans ses Consilia, et Arnaud de Villeneuve se voit attribuer un De depilatione superstitiosa, de même qu'un De ornatu transmis par différents manuscrits. On pouvait d'ailleurs aussi trouver matière à une cosmétologie dans le De vinis d'Arnaud, où Guy de Chauliac puise la recette d'un vin aromatique à usage cosmétique. Quant à Bernard de Gordon († v. 1320), son Lilium medicinae est « exploité » et cité par Guy de Chauliac, tandis que son traité sur la thériaque l'est par Henri de Mondeville.

Certes, rien d'étonnant à ce que Henri de Mondeville ou Guy de Chauliac mélangent les sources médicales et chirurgicales, si l'on se souvient qu'ils reçurent tous deux une double formation. Mais c'est davantage chez les auteurs chirurgiens « modernes », principalement les représentants de « la nouvelle école chirurgicale de l'Italie du Nord », qu'ils semblent prendre une bonne partie de leur information en matière de cosmétique, comme l'attestent les sources de Guy repérées par Michael McVaugh, telle la Cyrurgia de Théodoric († 1298), fréquemment citée, ou la Cirurgia de Guillaume de Saliceto, composée vers 1275-76 pour la seconde rédaction. Autant de noms qui prouvent que la cosmétique était largement prise en compte dans le discours des praticiens des xiiie-xive siècles, et plus encore des chirurgiens – ce qui est assez logique si l'on se souvient que les médecins s'occupent plutôt de maladies internes et les chirurgiens des opérations manuelles dont relève a priori plus directement « l'ornement ».
Une autre étape importante fut franchie au début du xive siècle, avec la traduction du grec, par Niccolò da Reggio (entre 1308 et 1345), d'écrits galéniques ignorés jusque-là des Latins, notamment le Miamir (De compositione medicamentorum secundum locos), et Mondeville ou Guy de Chauliac n'ont pas manqué de s'abreuver à ces traductions : le maître parisien cite ainsi Galien 431 fois et Avicenne 390, d'après le décompte d'Édouard Nicaise ; quant au Montpelliérain, qui mentionne aussi très fréquemment Avicenne, il loue très explicitement les traductions de Niccolò da Reggio, et citerait Galien 890 fois selon Pierre Huard et Mirko Grmek !

N'y a-t-il pas aussi quelque raison de croire que le Trotula lui-même ne fut pas exclu de leur champ d'information ? Il y a ainsi des loci communes troublants entre la Chirurgie de Mondeville et le De ornatu mulierum, et peut-être Guy de Chauliac aussi emprunte-t-il au Trotula. Ainsi, au sujet de la manière d'enlever cheveux et poils indésirables, on reconnaît certes des extraits du Miamir, mais Guy ajoute deux substances non mentionnées par Galien, sanguis vespertilionis et ova formicarum, deux ingrédients que l'on trouve employés à deux reprises dans le De Ornatu Mulierum, en particulier dans une recette qui semble être la source directe de Guy.

D'où l'alternative suivante, à ce stade de nos recherches : soit nos deux auteurs ont puisé à l'une des sources des textes composant le Trotula, en l'occurrence Avicenne, mais peut-être aussi Rhazès, dont la cosmétique circulait à l'époque dans son intégralité ou sous forme d'extraits : de fait les paragraphes du Trotula sur les soins du nouveau-né et les critères de choix d'une nourrice, sont empruntés au Liber ad Almansorem récemment traduit43. Soit ils ont eux-mêmes utilisé le Trotula, ce que l'histoire des manuscrits rend plausible. L'ouvrage fut en effet conservé dans grand nombre d'exemplaires, dont certains furent possédés par des maîtres ou liés à des cercles universitaires : l'actuel ms. Paris, BnF, lat. 16222 fut la propriété du théologien Gérard d'Utrecht († v. 1326-1338), qui légua son exemplaire au collège de Sorbonne, le ms. Paris, BnF, lat. 16191, appartint à Jacques de Padoue (fl. 1342-53), maître en médecine et docteur en théologie à Paris44, le ms. BnF, lat. 6964, produit en 1305 à Montpellier, fut entre autres la propriété du maître parisien Jean Caillau († après 1472), médecin de Charles d'Orléans à qui il le donna, etc..


Un domaine limite

En tout état de cause, les soins de beauté apparaissent comme un domaine posant problème aux praticiens, même s'ils s'en emparent. Ces soins, tout d'abord, sont condamnables à leurs yeux dans une optique morale et surtout chrétienne, car toute volonté d'embellissement n'est que vanité par rapport à l'œuvre du créateur – sans parler de l'intention frauduleuse, et donc répréhensible, que traduisent toutes les méthodes pour feindre une virginité perdue. Aussi Mondeville se protège-t-il par une figure rhétorique, entre l'excuse et la réticence : « comme cet embellissement est contre Dieu et la justice, et le plus souvent n'est pas le traitement d'une maladie, mais est fait pour tromper et frauder, je passerai rapidement, outre que ce sujet ne me plaît pas ». Mais cette précaution oratoire ne suffit pas à le disculper auprès de l'un de ses éditeurs du xixe siècle : « que dire d'un professeur de l'université de Paris, d'un chirurgien du roi qui, tout en s'excusant, donne des recettes de fards, de dépilatoires, d'onguents mamillaires, de teintures capillaires, de pommades, savons, et drogues, pour réparer des ans l'irréparable outrage ? ».

Les soins de beauté apparaissent aussi comme un domaine aux contours flous, se définissant souvent par la négative : ainsi le traité III de Mondeville, divisé en 3 doctrines, s'occupe des maladies qui ne sont « ni des plaies, ni des ulcères, ni des maladies des os ». Avant lui, Lanfranc de Milan avait défini négativement un des traités de son Art complet de toute chirurgie (1296), et quelques décennies plus tard, on trouve le même « ni... ni » chez Guy de Chauliac, pour caractériser la doctrina secunda de son VIe livre, portant sur « toutes les maladies qui ne sont proprement ni des apostumes ni des ulcères ni des affections des os, pour lesquelles on a recours au chirurgien ».

Toutefois, le caractère fourre-tout des chapitres consacrés aux soins de beauté, n'empêche pas, voire renforce, une volonté de faire rentrer ce discours dans le moule de la scolastique. La matière est ainsi divisée en traités, doctrines, chapitres – une terminologie héritée de la traduction du Canon d'Avicenne par Gérard de Crémone –, et cet agencement va de pair avec un dénombrement systématique, « quasi obsessionnel » chez Guy selon Sylvie Bazin-Tacchella, des parties, des maladies, des membres, des remèdes.

Chez Mondeville, de telles subdivisions sont à l'œuvre dès la première doctrine de son traité, la doctrina decorationis, qui annonce qu'elle traite des soins du corps pour les hommes comme pour les femmes. Au chapitre onzième apparaît une première bifurcation : « de l'embellissement des hommes, excepté celui qui est propre à certains membres et celui dont les femmes usent plus que les hommes ». C'est seulement au chapitre suivant qu'il en viendra à « l'embellissement général dont les femmes usent plus que les hommes », puis, encore un chapitre plus tard, à « l'embellissement des femmes plus particulier à certaines régions et du soin des choses extérieures chez les femmes ». Est palpable ici une volonté d'ordonner, d'aller du général au particulier, ce que traduit également le départ entre soin du corps et soin de parties particulières formulé au chapitre XII : « le soin du corps est double : A) commun à tout le corps, ainsi les étuves, les frictions, les bains, les onctions et les ablutions, qui concernent le corps entier : c'est de ce sujet seulement que s'occupera le chapitre. B) soin particulier qui ne concerne qu'un membre spécial, ainsi la diminution des seins, etc. dont il sera question dans le chapitre suivant ».

Et cette tendance à hiérarchiser se retrouve même à propos des pratiques les plus limites, ainsi le soin des « parties particulières » chez les femmes, expression qui s'applique à différentes régions du corps (parties sexuelles, seins, aisselles, cheveux, visage, cou et mains). Les parties sexuelles requérant des soins intérieurs (consistant à feindre la virginité) mais aussi extérieurs, pour être agréables aux hommes, trois moyens sont employés pour se débarrasser des poils pubiens :

– les empêcher de pousser dès la puberté ;

– les enlever s'ils ont déjà poussé ;

– empêcher qu'ils ne repoussent après extraction.

Le lecteur est ensuite mis en présence d'une autre classification, avec la présentation des six manières dont se fait l'ablation des poils (1o ciseaux ; 2o rasoir ; 3o pinces ou doigts enduits de poix navale ou de résine, etc.). Guy de Chauliac n'en retiendra que cinq mais, tout en citant abondamment son prédécesseur, il va plus loin que lui dans la systématisation – et il faut rappeler ici que la Chirurgie de Mondeville resta inachevée. Guy range ainsi les choses un peu différemment, en faisant intervenir les teintures pour cheveux dans le chapitre sur les maladies de la tête, après l'alopécie et la calvitie et avant les épilatoires. À ce premier chapitre sur les affections de la tête succède un chapitre consacré aux maladies de la peau, lui-même subdivisé en quatre parties – mais ce bel ordre a des failles, et, dans une pars secunda dédiée aux maladies des yeux qui n'ont pas été traitées plus haut, les problèmes capillaires tels que chute des cheveux, canitie ou poux font leur réapparition !

La cosmétique a par ailleurs des frontières poreuses, et des points de contact étroits d'une part avec la gynécologie ou l'obstétrique, ce qui est manifeste dès le De curis mulierum – un traité de gynécologie, d'obstétrique et de cosmétique écrit à Salerne par Trota ou d'après sa matière au milieu du xiie siècle et vite intégré au Trotula, comme le De ornatu mulierum –, mais aussi, dans les chapitres relatifs à la peau, avec ce que nous appelons dermatologie : les soins du visage sont en effet envisagés tantôt du point de vue de l'esthétique, tantôt de celui des maladies. Comme l'a souligné Jacqueline Vons à propos de l'Histoire naturelle de Pline, « l'expression soins de beauté a une sémantique aussi complexe que celle du latin cura : le soin consiste à réparer un état défectueux, mais il désigne aussi une occupation, un souci » ; aussi « l'art de guérir les défauts de la peau reste-t-il un domaine aux contours mal définis ». Ainsi, chez Mondeville également, l'embellissement se rattache étroitement à l'étude de plusieurs maladies de peau, bien qu'il ait à cœur de faire le départ entre des choses différentes à propos du visage des femmes : « dans la 3e doctrine..., on a décrit 25 affections du visage [...]. En dehors de ces maladies, il convient de donner encore certains soins au visage ». Et d'énumérer, dans l'ordre, 1. le soin général « parce qu'il n'y a pas de femme, si belle qu'elle soit, qui soit contente de sa beauté » ; 2. la correction des taches qui ne sont ni lentilles ni pannus ; 3. l'aplanissement des aspérités de la peau ; 4. le soin contre la puanteur des narines ; 5. le soin contre la puanteur de la bouche ; et 6. l'apparence feinte de la jeunesse.

La cosmétique enfin, semble n'avoir guère de fondement théorique, d'où les précautions, voire le relatif malaise exprimé par les auteurs qui s'y intéressent. Guy de Chauliac, en particulier, fait des efforts pour se justifier en citant Galien, au chapitre 2 de sa doctrina secunda. Il pose ainsi un distinguo entre des soins « commatiques », illicites car animés par la recherche d'une beauté supplémentaire, et des soins « décoratifs », licites car ayant pour seul but de conserver au corps sa beauté. Et il désapprouve les premiers, car seuls les seconds ont trait à la santé et donc aux médecins. En posant d'emblée cette séparation, Guy écarte donc concupiscence et luxure, et la morale est sauve. Mais l'éthique n'est pas le seul moteur de ses efforts théoriques : lorsqu'il recourt, ailleurs, à Galien et à d'autres autorités médicales, comme Jean de Saint-Amand, à propos de la couleur du visage, il manifeste bien sa conscience que la cosmétologie manque de substrat théorique comme d'une thérapeutique élaborée.


Les femmes : alibi ou public ?

Ainsi peut s'expliquer que nos auteurs semblent parfois invoquer les femmes comme un alibi, y compris Guy de Chauliac marchant sur les traces de Galien et expliquant que dans certains cas, « aux femmes honnêtes voulant fuir les marques de vieillesse ou de laideur leur attirant les fâcheries de leur mari », le praticien a pu conseiller quelque remède purement « commatique ». Une manière d'excuse peut en effet se lire dans l'insistance des auteurs à citer les femmes, ou plutôt à s'abriter derrière elles, et ce dès le Trotula, avec le De ornatu mulierum évoquant les pratiques des « femmes sarrasines » – manière déguisée de reconnaître une influence des auteurs arabes – mais aussi celles des « Salernitaines ».

Mondeville fait de même, en se « défaussant » sur les femmes (« elles procèdent de la façon suivante... ») à propos des soins intérieurs des parties sexuelles dont ont besoin « les vieilles courtisanes » et « les filles non mariées, par malheur déflorées », et ce sont encore les courtisanes qui justifient la mention de tel soin du visage : « les vieilles femmes, surtout les courtisanes, s'efforcent de feindre la jeunesse, ce à quoi conviennent d'après les médecins des purgations, un bon régime et l'usage merveilleux des préparations et du médicament “altivoli” qu'a composé maître Bernard de Gordon à la fin du petit traité qu'il a écrit sur la thériaque ». Mais il est vrai que c'est la source même de Mondeville, s'il a bien disposé du Trotula, comme nous le supposons, qui évoquait ces courtisanes, dans le cadre d'une recette à base de verre pulvérisé et de sangsues vouée à une étonnante longévité (Brantôme, mort en 1614, la consigne encore dans ses Vies des dames galantes).

La caution ne va toutefois pas sans misogynie, et Mondeville semble en avoir après les Montpelliéraines : « d'autres, comme les femmes de Montpellier, serrent leurs seins avec des tuniques étroites et des lacets, tandis qu'elles ne serrent pas leurs parties sexuelles, bien qu'il y ait là un grand danger ». Il est même capable de cynisme quand, après avoir protesté que ce sujet ne lui plaît pas, il précise : « cependant un chirurgien qui demeurerait dans des provinces ou dans des cités où il y aurait beaucoup de riches et de femmes de cour, et qui serait renommé pour savoir bien opérer dans cet art, pourrait en remporter un avantage considérable et la faveur des dames, ce qui n'est pas peu de chose aujourd'hui ». Et les deux attitudes se combinent à propos d'un épilatoire auquel il reproche un certain nombre d'inconvénients : « cependant l'artiste prudent, en faisant valoir la beauté et en vantant son ouvrage, peut en retirer grand profit, parce que plus un procédé est laborieux dans ces sortes de choses, plus il est jugé utile par les femmes ».

Si Guy de Chauliac n'adopte pas le même ton misogyne à propos des usages des femmes de Montpellier, de Bologne ou de Paris, il ne peut s'empêcher d'introduire une référence féminine (en l'occurrence une dame de Pise) là où sa source, Théodoric (III.) n'en donnait pas et parlait simplement d'expertum. Rejeter ainsi certaines recettes du côté des femmes, n'est-ce pas, en un sens, ne pas avoir l'air de toucher à une matière tendancieuse ?

Il est plus difficile pour nous de saisir ce qui précéda, de l'offre ou de la demande, et de relier ces pratiques avec ce qu'on sait de la mode à cette époque et des canons de beauté, que d'esquisser une sociologie : du Trotula à Mondeville, en effet, il ressort clairement que seuls les riches paraissent pouvoir satisfaire leur soif de beauté. À propos du souci qu'ont certaines femmes de diminuer leur poitrine, Mondeville livre ainsi une intéressante notation, qui rejoint d'une part le Roman de la Rose sur l'art de soutenir la gorge, mais surtout met en cause aussi bien la pudeur des femmes que le coût des soins : « certaines femmes, ne pouvant ou n'osant recourir à un chirurgien, ou ne voulant pas révéler cet état disgracieux, font à leur chemise deux sacs proportionnés aux seins mais étroits ». Aspect économique du problème qui est plus longuement développé ailleurs, à propos de « laideurs du visage » telles la rougeur excessive ou la brûlure par le soleil : « il faut savoir que sur la face des hommes il se produit parfois chez les riches et chez les nobles citoyens lascifs des laideurs guérissables lucratives, dont les cultivateurs ou paysans ne s'inquiètent guère ».

La demande semble en tout cas émaner des deux sexes, si l'on en croit aussi bien Mondeville, que Roger Bacon ou les prédicateurs fustigeant le culte des apparences. Et en 1391, n'est-ce pas le désir d'épaissir sa chevelure qui poussa Amédée VII de Savoie à accepter du prétendu médecin Jean de Grandville un onguent qui lui fut fatal ? Certes, la part des recettes concernant les femmes reste bien supérieure. Mais si ce domaine largement non théorique leur est volontiers associé, bien souvent les hommes étaient le premier public pour ces textes, et les femmes le public secondaire : si l'on se penche, comme l'a fait Monica Green, sur les traités cosmétologiques du Moyen Âge, à première vue adressés aux femmes voire inspirés par leur savoir, on ne connaît pas un seul possesseur qui fût une femme ! Auraient-elles été ainsi peu à peu exclues d'un domaine qui passait pour leur et de ce fait n'a pas laissé de trace écrite, au début du Moyen Âge ? Mondeville leur reconnaît tout de même cette compétence : « sur le soin des ornements extérieurs, nous n'avons pas à donner de doctrine... Cette science, les femmes la possèdent par art ou par industrie naturelle dès l'Antiquité, comme il ressort de l'autorité d'Ovide ». Mais dans les traités médicaux, l'auto-traitement n'est ni attendu ni encouragé, et le praticien s'impose comme un tiers indispensable, désormais principal agent non seulement du soin médical mais aussi du soin de beauté : la part croissante de la cosmétique dans les traités médicaux semble tout sauf une féminisation d'une certaine culture médicale.


Conclusion

Les soins de beauté, devenus, semble-t-il, un passage obligé des traités chirurgicaux, sont aussi le lieu d'une certaine liberté, voire d'innovations : pensons entre autres aux correctifs que propose Mondeville pour lutter contre la puanteur et la brûlure du dépilatoire d'Avicenne, ou encore au sixième mode d'épilation qu'il mentionne : « l'ablation des poils se fait... avec un épilatoire très distingué expérimenté et inventé récemment, qui déracine admirablement... et qui jusqu'ici, que je sache, n'a été décrit dans aucun auteur et aucune pratique ». Ça et là, on trouve d'autres conseils personnels du maître, ainsi à propos d'une recette héritée de Pline via Albert le Grand sur le lait d'ânesse pour se blanchir – « comme on n'a pas d'assez grandes quantités de ce lait, je conseille de se baigner dans l'eau de décoction d'un poisson marin nommé Raie ou Echinus » –, mais aussi des avis négatifs, émis au nom de son expérience, ainsi à propos des onctions : « certains ajoutent du camphre, ce que je réprouve parce que son odeur diminue le désir du coït ». Guy de Chauliac aussi modifie certaines recettes, ainsi quand, prenant pour base une recette tirée du Canon, il suggère, comme Mondeville, d'y ajouter des poudres aromatiques pour en corriger l'odeur, ou quand, se fondant sur le Miamir en matière d'épilation83, il introduit deux substances non mentionnées par Galien, le sang de chauve-souris et les œufs de fourmi. Cette relative liberté s'accompagne, on l'a vu également, d'une volonté de totaliser le savoir : la découverte de nouveaux textes a élargi encore le champ de l'art médical, et la volonté poussée de tout ordonner, hiérarchiser, subdiviser, traduit cette même intention.

Enfin, l'insertion de la cosmétologie dans, ou sa récupération par le discours des praticiens apparaît à son tour comme un des aspects de la « médicalisation » de la société. Le praticien est celui qui connaît les ingrédients et leur dangerosité, et la prise en compte de la cosmétique est peut-être avant tout liée à la volonté de contrôler les risques liés à l'emploi de substances telles la céruse, l'arsenic, la chaux vive, le mercure, etc., dont la toxicité, même si elle ne fut établie scientifiquement que plus tard, devait être déjà bien visible, si l'on en croit par exemple le prédicateur siennois Fra Filippo degli Agazzari († 1422) évoquant la fin d'une coquette le visage noirci et rongé par la céruse84. Comme le dit Guy de Chauliac, cité par J. Rovinski dans une traduction française : « à raison des indoctes noircissements des cheveux avec medicamens communs, on voit non seulement choir en danger plusieurs femmes, ains aussi mourir ». Déjà, de manière normale, la médecine autorisée pouvait être le cadre de traitements manqués, voire de tortures du patient : Joseph Shatzmiller rapporte ainsi le triste sort d'un dénommé Aycardet André que le médecin Abraham Bondavin aurait traité d'une maladie de la peau en lui appliquant un onguent « à base d'aulx et d'orties », tout en lui demandant de supporter la brûlure86... A fortiori des soins à base de toxiques administrés par des non-praticiens étaient-ils à redouter !

Si l'on en revient pour finir à la traditionnelle idée d'une rivalité entre médecin et chirurgien, faut-il voir des enjeux corporatistes dans la prise en compte de la cosmétique ? Peut-être qu'en s'appropriant aussi ce domaine bâtard, entre médecine et recettes de mulierculae, la stature du chirurgien et l'extension de ses connaissances s'étoffent encore : en s'arrogeant le domaine des soins de beauté, les chirurgiens revendiquaient une prise en charge totale de la vie.


[HRP] Esthétique et soins du corps dans les traités médicaux latins Barre_plume-179688c
D'après le document "Esthétique et soins du corps dans les traités médicaux latins à la fin du Moyen Âge" par Laurence Moulinier-Brogi
Sur le site Medievales
Revenir en haut Aller en bas
 
[HRP] Esthétique et soins du corps dans les traités médicaux latins
Revenir en haut 
Page 1 sur 1
 Sujets similaires
-
» Préceptes médicaux
» La nourriture et le corps
» Du nom des parties du corps humain
» Du régime dans les maladies aigues
» Dans la famille, je demande...Kathryn

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Faculté de l'Hostel-Dieu de Paris :: Aile Est :: Bibliothèque :: Barbier-
Sauter vers: